Reportage

Les réfugiés de Yeraskh

Reportage photo réalisé en Arménie en décembre 2024 par Côme de Préville.

Yeraskh

La voiture cahote sur les chemins de terre de Yeraskh, entre les ornières boueuses et les pierres de bord de chemin. En haut, sur les collines, deux miradors se font face. Le drapeau arménien flotte sur le plus proche, l’autre arbore le pavillon azéri. La voiture s’arrête entre quelques masures de briques et de tôles, sous le regard las d’un chien enchaîné à une carcasse de voiture.

Je reconnais la station-service où, trois ans auparavant, mon chauffeur avait fait une pause avant de reprendre la route pour la capitale. J’y avais pris le temps d’observer un artisan menuiser construisant une échelle, dans un environnement qui était alors marqué par la guerre : les bords de route étaient ornés de sacs de sable, on trouvait des soldats à chaque coin de rue, et de nombreux chars russes étaient entreposés en file.

Aujourd’hui, il ne subsiste de tout cela qu’un petit drapeau de la Fédération de Russie sur un vieil Algeco bleu, illustration cruelle de l’abandon de l’Arménie par ses alliés face à ses voisins belliqueux.

C’est ici même, à Yeraskh, que certaines familles réfugiées du Haut-Karabargh reconstruisent leur vie, après l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan d’octobre 2023 qui a mis sur les routes près de 100 000 civils. Je ne parviens pas à imaginer combien cette situation est paradoxale et dramatique à la fois ; puisqu’en traversant l’Arménie d’est en ouest, elles se retrouvent à nouveau au bord de la frontière azérie, celle de l’enclave du Nakhitchevan ; et à nouveau au cœur du projet de “Zangedur”, le gigantesque corridor réclamé par les Turcs pour couper l’Arménie en deux.

De toutes les forces armées que j'avais vu en 2021, il ne subsiste qu'un petit drapeau de la Fédération de Russie sur un vieil Algeco bleu, illustration cruelle de l'abandon de l'Arménie par ses alliés face à ses voisins belliqueux.
Enfants pauvres de la région d'Ararat (Arménie)

Quelques enfants traînent sur le bord de la route. La tête d’une fillette émerge des draps étendus dans une entrée de maison ; elle me dévisage avec un grand sourire avant de disparaître à nouveau. Je pénètre dans l’intérieur sombre en emboîtant le pas à Miasnik, un vétéran et humanitaire local, que je suis dans sa tournée de « check-up » des familles pauvres de la région.

Le soleil joue dans un salon orné de persiennes aux motifs orientaux. Sur le mur, les portraits d’un couple âgé nous observent avec bienveillance ; dans la pièce, un simple poêle de fonte fournit un peu de chaleur. Des enfants se pressent sur les fauteuils et canapés, curieux de notre présence, à l’exception d’une petite fille vêtue de rose, très concentrée sur son dessin, penchée sur la table basse.

La tête d'une fillette émerge des draps étendus dans une entrée de maison ; elle me dévisage avec un grand sourire avant de disparaître à nouveau.

Miasnik discute, interroge, et griffonne en marmonnant sur son carnet. Les deux femmes dans la pièce, la mère et une voisine, répondent au fil de l’eau. Les échanges semblent parfois tendus, mais c’est une illusion fréquente pour les Occidentaux, tant la langue arménienne est vivante et expressive.

Je tends mon appareil à l’une des deux fillettes, qui ne le lâchait pas des yeux depuis le début des échanges. “Ari ester … nekari, ayo duk ! Nekari …” (Viens ici, shoote, oui toi, shoote) Elle se saisit du boîtier, appuie et éclate de rire devant l’énorme rafale qui se déclenche. J’aurai dû penser à désactiver ce mode haute-fréquence, j’imagine ma carte SD fondre dans son logement sous l’impulsion des octets d’écriture qu’elle est en train de subir. Le voyant de processing est toujours allumé, et je tends déjà le boîtier à la deuxième … et rebelote. La rafale haute fréquence se déclenche à nouveau, je pousse un léger juron tout en souriant aux fillettes. Si ma carte SD est encore exploitable après ça, c’est un miracle.

Miasnik discute, interroge, et griffonne en marmonnant sur son carnet.
Sur le mur, les portraits d'un couple âgé nous observent avec bienveillance ; dans la pièce, un simple poêle de fonte fournit un peu de chaleur.
Yeraskh, Arménie | © Côme de Préville

Nous reprenons le sentier défoncé de Yeraskh pour visiter une deuxième maison. Une grand-mère nous accueille et appelle un gamin qui débarque aussitôt. Il semble curieux à son tour du D500 massif pendant à mon cou, mais n’ose pas approcher quand je lui propose de l’essayer et reste distant.

Où sont ses parents ? En a-t-il encore ? Je ne sais pas. Il me semble avoir ce regard profond et déjà adulte des enfants qui en ont trop vu, trop tôt ; une espèce de profondeur anormale et calme au fond des yeux, du haut de ses 12 ou 13 ans.

Il me semble avoir ce regard profond et déjà adulte des enfants qui en ont trop vu, trop tôt ; une espèce de profondeur anormale et calme au fond des yeux, du haut de ses 12 ou 13 ans.

Sa grand-mère discute avec Miasnik, avant de plonger dans une deuxième pièce. Je la suis et suis saisi du contraste entre ma pauvreté du lieu (les murs crasseux, le sol désaligné, le lit-banquette comme unique mobilier) et la télévision débitant son programme de télé-réalité arménien. Elle est alimentée par trois ou quatre fils qui pendent depuis une ouverture dans le toit.

C’est toujours pareil, et pourtant c’est toujours frappant : quelles que soient les maisons où nous allons passer, et quel que soit le niveau de pauvreté, il y a au moins un ou plusieurs smartphones, et souvent une télévision. Avec de décalage terrible entre la pauvreté réelle des lieux et l’Eldorado de luxe et de kitsch qui défile sur les écrans. C’est l’opium du pauvre, en vérité ; et sans doute l’opium du monde entier. J’ai beau être à 3 473 kilomètres de Paris, j’ai beau être dans un pays entre deux guerres, j’ai beau être au cœur de la pauvreté même, je retrouve ce trait d’union indépassable entre toutes les cultures et les régions : internet.

Je suis saisi du contraste entre ma pauvreté du lieu (les murs crasseux, le sol désaligné, le lit-banquette comme unique mobilier) et la télévision débitant son programme de télé-réalité arménien
Yeraskh, Arménie | © Côme de Préville

Surenavan

Nous sommes maintenant quelques kilomètres au nord, dans le petit village de Surenavan. Le soleil est en train de se coucher sur l’imposant mont Ararat, qui culmine à plus de 5 000 mètres de haut. Symbole de l’Arménie, il appartient à la Turquie depuis le traité de Kars, signé en 1921 sous la pression soviétique. J’essaye de m’imaginer ce que ça doit être pour ces Arméniens frontaliers que de se lever tous les jours en voyant leur symbole national en territoire hostile, comme une humiliation supplémentaire.

Symbole de l’Arménie, le mont Ararat appartient à la Turquie depuis le traité de Kars, signé en 1921.

Nous nous garons dans une allée de terre battue. Dans une embrasure mal alignée, deux gamins surgissent. Le premier est affecté d’un strabisme imposant et présente un visage sale. Il nous sourit franchement, dissimulant son petit frère qui court aussitôt se cacher dans les bras de sa mère.

Elle, on lui donnerait 16 ans à peine. Je ne peux m’empêcher de l’appeler en moi-même “La madone” ou “La Vierge”, lorsqu’elle se tient sur le canapé avec son petit dans les bras, éclairée par un rayon de soleil couchant qui perce le mur.

Un grand-père trône, avachi, près du poêle de ferraille ; il a l’air tranquille mais vide, casquette vissée sur la tête. Son visage semble porter toute la souffrance d’un peuple : le désespoir, alimenté par un siècle de malheurs ; l’impression d’être un peuple victime ; l’absence d’espoir ; l’absence d’initiative aussi, et de mentalité entrepreneuse, conséquence d’un siècle de soviétisme. Au détour d’une phrase, il lâche un sourire pâle, qui ne parvient pas à communiquer une vraie joie.

Le premier est affecté d’un strabisme imposant et présente un visage sale.
Je ne peux m’empêcher de l’appeler en moi-même “La madone” ou “La Vierge” [...]
Un grand-père trône, avachi, près du poêle de ferraille ; il a l’air tranquille mais vide, [...] son visage semble porter toute la souffrance d’un peuple.

Dans cette maison, tout me semble triste et abattu, si ce ne sont les deux enfants qui piaillent et jouent en courant d’un meuble à l’autre. Miasnik se charge lui-même de briser mes illusions, en se tournant soudain vers moi et en saisissant le bras du petit, me révélant une cicatrice énorme sur le poignet. Il m’explique que ces enfants sont laissés sans surveillance et se brûlent fréquemment sur le poêle, ou se blessent dans la rue.

En quittant le village, je jette un dernier regard vers cette maison. La madone, le petit et sa sœur nous font de grands adieux du bras. Je dégaine et rate mon focus, qui accroche l’arrière-plan. Finalement, la photo est peut-être meilleure ainsi ; le flou porte un voile de pudeur sur la misère de cette famille pour se concentrer sur la gloire du mont Ararat dans la lumière du soir.

Il m’explique que ces enfants sont laissés sans surveillance et se brûlent fréquemment sur le poêle, ou se blessent dans la rue.
Surenavan, Arménie | © Côme de Préville

Ararat

La nuit est tombée quand nous revenons à Ararat, pour livrer des médicaments dans deux dernières familles de la tournée. Après un passage à la pharmacie, nous arrivons devant ce qui ressemble plus à un tas de planches qu’à une maison. Il me faut pousser les grands draps qui sèchent devant l’entrée, pour entrer dans le plus petit des deux foyers.

L’atmosphère est saturée de fumée. Les murs faits de panneaux d’aggloméré tombent en lambeaux. Le toit est une simple tôle rouillée. Au centre, le classique poêle de ferraille, mais celui-ci tire mal, d’où l’épaisse fumée prenant à la gorge. Une grande marmite remplie d’eau se réchauffe lentement au-dessus, attendant une pile de linge sale entassée sur le banc. Un chaton comique en émerge, aussitôt poursuivi par le petit choun (chien) des lieux.

Je suis immédiatement saisi par la vue de cette grande fille, visiblement handicapée mentale, qui gît dans le canapé déchiré. Elle nous sourit sans vraiment nous fixer, car ses cheveux encombrent son regard. Je la trouve en même temps repoussante et belle. Un sourire d’ange dans un corps cassé.

Une grande fille, visiblement handicapée mentale, qui gît dans le canapé déchiré.

Sa petite sœur doit avoir le même âge. Elle reste à distance, nous souriant discrètement derrière la jupe de sa mère, une solide Arménienne pur style qui vérifie la température de l’eau. Une autre est là sur le banc, est-ce la tante ? La grand-mère ? La voisine ? Je l’ignore.

La conversation commence entre Miasnik et les deux femmes, mouvementée pour de vrai cette fois-ci ; il me semble comprendre que ça porte sur une histoire de mensonge autour des médicaments livrés, je n’en saurai pas plus. Je propose à la petite de s’approcher pour utiliser mon appareil, elle refuse de loin. Elle a le même regard profond et adulte que le jeune garçon de Yeraskh, de ceux qui ont déjà trop vu.

Soudain, elle se jette dans le canapé et enlace sa sœur, en blottissant son visage tout contre son cou. Je suis saisi d’émotion devant cette tendresse spontanée et renversante, dans ce décor de misère. J’en oublie de déclencher, et mon cliché arrive trop tard pour saisir la beauté du moment.

Elle se jette dans le canapé et enlace sa sœur, en blottissant son visage tout contre son cou.
La mère est une solide Arménienne pur style qui vérifie la température de l’eau tout en conversant.

Dehors, il fait 1 °C, et nous arrivons à la dernière maison de la tournée. Il y a du monde, à l’intérieur ! Miasnik me fait le topo dans un anglais approximatif, en passant le porche d’entrée : la femme que nous allons visiter a été quittée par son mari alors qu’elle était enceinte de son sixième enfant. Il est parti vivre avec une prostituée, de ce que j’en comprends, abandonnant l’ensemble de la famille derrière lui.

La mère sort de couche, elle a accouché de son sixième seulement cinq jours avant notre passage. Sa mère et la voisine sont là pour s’occuper des enfants.

Elle a accouché de son sixième seulement 5 jours avant notre passage.
Ararat, Arménie | © Côme de Préville

Elle est joyeuse, cette fratrie : les uns et les autres se bousculent avec plus ou moins de timidité, pour s’approcher de mon appareil, que je leur fais essayer avec plaisir. Je parviens à leur glisser quelques mots, pour leur demander leurs noms, leurs âges, en leur faisant répéter pour bien comprendre les réponses. Ils s’entassent finalement sur le canapé et me demandent une photo de groupe, en fratrie puis avec leur mère.

On perçoit leurs caractères immédiatement : la deuxième et la quatrième sont vives et téméraires ; l’ainé a une aura d’homme de la famille, malgré ses onze ans, on le sent déjà responsable et gardien de sa famille ; la troisième est perplexe et timide, avec un beau regard emprunt de crainte.

Quant à la mère, est très digne dans sa souffrance. Elle materne sans hésitation, berçant le nouveau-né d’une main sûre, tout en rabrouant les enfants qui commenceraient à être trop bruyants. Elle s’adresse à Miasnik, je ne comprends pas ce qu’elle dit, mais la révolte et la colère perce dans sa voix. Je lui trouve quelque chose de princier, malgré sa vie fracassée dans les faubourgs d’Ararat.

La troisième est perplexe et timide, avec un beau regard emprunt de crainte.
La mère, l'ainé et le dernier posent sur le canapé.
Elle materne sans hésitation, berçant le nouveau-né d’une main sûre tout en rabrouant les enfants qui commenceraient à être trop bruyants.